Christian de Chergé



I have thought back for a long time on that moment, the moment when Ali Fayattia and his men left. After they left, what remained for us to do was live. And the first thing we had to live, two hours later, was to to celebrate the Christmas vigil and mass. That is what we had to do, and that is what we did. And we sang Christmas, and we welcomed that child who was offered to us, absolutely defenseless and already so threatened. [...]

And then, our salvation was to have all those daily realities to take up: the kitchen, the garden, the prayers, the bell . . . Day after day. And we had to let ourselves be disarmed. And, day after day, I, and I think all of us, discovered what Jesus Christ is inviting us toward. It is, to be born. Our human identity passes from birth to birth, and from birth to birth we end up finally bringing into the world, ourselves, that child of God that is what we are. [...]

Because the Incarnation, for us, is to let the filial reality of Jesus incarnate itself in our humanity. The mystery of the Incarnation remains what we are going to live. That is how it takes root, what we have already lived here, and what we have still to live.

[J'ai longtemps repensé à ce moment-là, ce moment où Ali Fayattia et ses hommes sont partis. Après leur départ, ce qui nous restait à faire c'était à vivre. Et la première chose à vivre c'était, deux heures après, de célébrer la vigile et la messe de Noël. C'est ce que nous avions à faire. Et c'est ce que nous avons fait. Et nous avons chanté Noël, et nous avons accueilli cet enfant qui se présentait à nous absolument sans défense et déjà si menacé. [...]

Et après, notre salut a été d’avoir toutes ces réalités quotidiennes à assumer: la cuisine, le jardin, l’office, la cloche . . . Jour après jour. Et, il a fallu nous laisser désarmés. Et, jour après jour, j’ai, et, je le pense, nous avons découvert ce vers quoi Jésus Christ nous invite. C’est à naître. Notre identité d’hommes va de naissance en naissance, et de naissance en naissance, nous allons bien finir, nous-mêmes, par mettre au monde cet enfant de Dieu que nous sommes. [...]

Car l’Incarnation, pour nous, c’est de laisser la réalité filiale de Jésus s’incarner dans notre humanité. Le mystère de l’Incarnation demeure ce que nous allons vivre. C’est ainsi que s’enracine ce que nous avons déjà vécu ici, et ce que nous allons vivre encore.]

(Des hommes et des dieux, film, Xavier Beauvois, 2010, 98:40; Christian de Chergé, L’invisible espérance, Bayard/Centurion, 1997, p. 294.)

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Testament of Fr. Christian de Chergé

If, one day—it could be today–I should become a victim of the terrorism currently seeming to lump together all foreigners who live in Algeria, I would wish my community, my Church, and my family to remember that my life was devoted to God and to this country. Let them understand that the one Master of all life could not have been indifferent to this rude departure. Let them pray for me: how could I have been found worthy of such a sacrifice? Let them grasp the connection of my death to many others, equally violent, left anonymous and unwept.

My life is not worth more than another’s—nor is it worth less. In any case, it is not that of an innocent child: I have lived enough to know myself complicit in the evil that seems, alas, to prevail in the world, even as it blindly strikes me myself. When the moment comes, I would hope to have a space of lucidity enough to ask God’s forgiveness, and that of my human brothers, and at the same time pardon with all my heart the one who deals the blow. I could not wish for such a death. I think it important to say this. I don’t see how I could be happy seeing this people, whom I love, accused indiscriminately of my murder. It is too great a price to pay for what they will perhaps call “a martyr’s grace,” that it should be at an Algerian’s expense, especially one acting in supposed faithfulness to what he thinks to be Islam. [...]

Algeria and Islam are something different for me, they are a body and a soul. I have said this before. I believe it from all that I have seen and understood from so often tracing the thread back to the Gospel I learned on my mother’s lap, which was my first Church. In Algeria, yes, from the Muslim faithful. My death will surely seem to vindicate those who dismissed me as naive or an idealist: “What would he say now?” They should know, however, that my most penetrating curiosity will at last be relieved. If God so please, I will plunge my gaze into that of the Father to contemplate with him his children of Islam as he sees them, in the light of the glory of Christ, the fruits of his Passion, filled with the gift of the Spirit whose secret joy is ever to establish communion and restore likeness, while making sport of differences.

This life that is lost, completely mine and completely theirs, I thank God who seems to have wished it entirely for this very joy, towards all and in spite of everything. In this thanks that says everything, henceforth in my life I include you, friends of yesterday and today of course, and you, oh my friends of this place, next to my mother and my father, my sisters and my brothers their sisters and brothers, repaid a hundredfold, according to the promise! And you as well, friend of my last minute, who know not what you do [the one who is to kill him]. Yes, for you also I wish this thanks, and this “Unto God” that you have dreamt. Let the two of us, fortunate thieves, be blessed to find ourselves together in Paradise, if it so please God, who is Father to us both.

Amen! Inshallah!

[S'il m'arrivait un jour - et ce pourrait être aujourd'hui - d'être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j'aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays. Qu'ils acceptent que le Maître unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu'ils prient pour moi: comment serais-je trouvé digne d'une telle offrande? Qu'ils sachent associer cette mort à tant d'autres aussi violentes, laissées dans l'indifférence de l'anonymat.

Ma vie n'a pas plus de prix qu'une autre - Elle n'en a pas moins non plus. En tout cas, elle n'a pas l'innocence de l'enfance, j'ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas prévaloir dans le monde et même de celui-là qui me frapperait aveuglément. J'aimerais, le moment venu avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m'aurait atteint. Je ne saurais souhaiter une telle mort. Il me paraît important de le professer. Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j'aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C'est trop cher payer ce qu'on appellera, peut-être, la "grâce du martyre" que de la devoir à un Algérien, quel qu'il soit, surtout s'il dit agir en fidélité à ce qu'il croit être l'Islam. (...)

L'Algérie et l'Islam, pour moi c'est autre chose, c'est un corps et une âme. Je l'ai assez proclamé, je crois au vu et au su de ce que j'en ai reçu y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l'Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église. Précisément en Algérie, et, déjà, dans le respect des croyants musulmans. Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m'ont rapidement traité de naïf, ou d'idéaliste : "Qu'il dise maintenant ce qu'il en pense!" Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité. Voici que je pourrai, s'il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui ses enfants de l'Islam tels qu'il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion investis par le don de l'Esprit dont la joie secrète sera toujours d'établir la communion et de rétablir la ressemblance en jouant avec les différences.

Cette vie perdue totalement mienne et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l'avoir voulue tout entière pour cette joie-là, envers et malgré tout. Dans ce merci ou tout est dit, désormais de ma vie je vous inclus bien sûr amis d'hier et d'aujourd'hui, et vous, ô mes amis d'ici aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis! Et toi aussi, l'ami de la dernière minute, qui n'auras pas su ce que tu faisais. Oui pour toi aussi je le veux ce merci, et cet "À Dieu" envisagé de toi. Et qu'il nous soit donné de nous retrouver larrons heureux, en paradis s'il plaît à Dieu, notre Père à tous deux.

Amen! inch'Allah!]

(Père Christian de Chergé, Algiers, December 1, 1993, Tibhirine, January 1, 1994.)

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